Georges Et Jeanne (L’Art d’être Grand-Père)
Victor Hugo (1802-85)
Georges Et Jeanne (L’Art d’être Grand-Père)
Moi qu'un petit enfant rend tout à fait stupide,
J'en ai deux; George et Jeanne; et je prends l'un pour guide
Et l'autre pour lumière, et j'accours à leur voix,
Vu que George a deux ans et que Jeanne a dix mois.
Leurs essais d'exister sont divinement gauches;
On croit, dans leur parole où tremblent des ébauches,
Voir un reste de ciel qui se dissipe et fuit;
Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la nuit,
Moi dont le destin pâle et froid se décolore,
J'ai l'attendrissement de dire: Ils sont l'aurore.
Leur dialogue obscur m'ouvre des horizons;
Ils s'entendent entr'eux, se donnent leurs raisons.
Jugez comme cela disperse mes pensées.
En moi, désirs, projets, les choses insensées,
Les choses sages, tout, à leur tendre lueur,
Tombe, et je ne suis plus qu'un bonhomme rêveur.
Je ne sens plus la trouble et secrète secousse
Du mal qui nous attire et du sort qui nous pousse.
Les enfants chancelants sont nos meilleurs appuis.
Je les regarde, et puis je les écoute, et puis
Je suis bon, et mon coeur s'apaise en leur présence;
J'accepte les conseils sacrés de l'innocence,
Je fus toute ma vie ainsi; je n'ai jamais
Rien connu, dans les deuils comme sur les sommets,
De plus doux que l'oubli qui nous envahit l'âme
Devant les êtres purs d'où monte une humble flamme;
Je contemple, en nos temps souvent noirs et ternis,
Ce point du jour qui sort des berceaux et des nids.
Le soir je vais les voir dormir. Sur leurs fronts calmes.
Je distingue ébloui l'ombre que font les palmes
Et comme une clarté d'étoile à son lever,
Et je me dis: À quoi peuvent-ils donc rêver ?
Georges songe aux gâteaux, aux beaux jouets étranges,
Au chien, au coq, au chat; et Jeanne pense aux anges.
Puis, au réveil, leurs yeux s'ouvrent, pleins de rayons.
Ils arrivent, hélas! à l'heure où nous fuyons.
Ils jasent. Parlent-ils ? Oui, comme la fleur parle
A la source des bois; comme leur père Charle,
Enfant, parlait jadis à leur tante Dédé;
Comme je vous parlais, de soleil inondé,
mes frères, au temps où mon père, jeune homme,
Nous regardait jouer dans la caserne, à Rome,
A cheval sur sa grande épée, et tout petits.
Jeanne qui dans les yeux a le myosotis,
Et qui, pour saisir l'ombre entr'ouvrant ses doigts frêles,
N'a presque pas de bras ayant encor des ailes,
Jeanne harangue, avec des chants où flotte un mot,
Georges beau comme un dieu qui serait un marmot.
Ce n'est pas la parole, ô ciel bleu, c'est le verbe;
C'est la langue infinie, innocente et superbe
Que soupirent les vents, les forêts et les flots;
Les pilotes Jason, Palinure et Typhlos
Entendaient la sirène avec cette voix douce
Murmurer l'hymne obscur que l'eau profonde émousse;
C'est la musique éparse au fond du mois de mai
Qui fait que l'un dit: J'aime, et l'autre, hélas: J'aimai;
C'est le langage vague et lumineux des êtres
Nouveau-nés, que la vie attire à ses fenêtres,
Et qui, devant avril, éperdus, hésitants,
Bourdonnent à la vitre immense du printemps.
Ces mots mystérieux que Jeanne dit à George,
C'est l'idylle du cygne avec le rouge-gorge,
Ce sont les questions que les abeilles font,
Et que le lys naïf pose au moineau profond;
C'est ce dessous divin de la vaste harmonie,
Le chuchotement, l'ombre ineffable et bénie
Jasant, balbutiant des bruits de vision,
Et peut-être donnant une explication;
Car les petits enfants étaient hier encore
Dans le ciel, et savaient ce que la terre ignore.
Jeanne! Georges! voix dont j'ai le cœur saisi !
Si les astres chantaient, ils bégaieraient ainsi.
Leur front tourné vers nous nous éclaire et nous dore.
Oh ! d'où venez-vous donc, inconnus qu'on adore ?
Jeanne a l'air étonné; Georges a les yeux hardis.
Ils trébuchent, encore ivres du paradis.George And Jean (How to be a Grandfather)
A child makes me a stupid ass:
In George and Jean I have a brace.
One is my guide and one my star.
I run to where their voices are;
Jean is ten months and George is two,
Divinely gauche in all they do;
And when they try to speak, we seem
To sense a passing, holy dream.
I who am evening, I the night,
Pale, cold, and doomed to fade from sight,
Call them, with love, the dawning light.
Their riddling speech expands my brain,
As they confer, concur, explain.
My thoughts are disarranged, dispersed:
My hopes, my plans, the best, the worst,
Collapse in their relaxing glow,
And I’m a star-struck so-and-so.
Sin’s lure, and our appointed lot,
May jolt and jar, but touch me not.
The tottering child’s our safest prop.
I watch, and listen, and I stop
Worrying: I am good, and nice,
Take innocence’s pure advice.
I’ve always done so; I’ve not known,
Whether elated or cast down,
Sweetness to match our blissful dream
At a pure being’s humble flame:
Thus, in our black and tarnished times,
From nests and cradles, daylight climbs.
*
I watch them sleep. Their brows are calm,
Part shaded by a tiny palm,
Part brighter than a rising star.
I wonder what their visions are:
George dreams of cakes, of wondrous toys,
The dog, cat, cockerel; Jean enjoys
Her angels. Then they waken, smiling.
They reach us just as we are failing.
They babble: they are chattering,
As woodland flower to limpid spring,
As Charles their father used to do
With their Aunt Adela, long ago;
As I with you in sunny Rome,
Dear brothers! at our father’s home,
The barracks: as he watched, we rode,
Playing at gee-gees, on his sword.
Jean’s eyes, forget-me-nots of sight!
Frail fingers, splayed to hold the night!
Her arms, two wings for angel-flight!
Songs, almost wordless, recondite,
For handsome George, the favoured mite.
No language this, but infinite
Reason, as innocent and noble
As winds’ and waves’ and forests’ burble.
Jason and Palinurus heard
The siren softly speak this word,
Dark music by deep water blurred;
May-music, such that, strangely moved,
We say ‘I love’, or ‘Once I loved’:
The vague translucent speech that spills
From infants at Life’s window-sills,
Who baulk at April, at a loss,
And hum and buzz at Spring’s great glass.
These mystic words of George and Jean!
Poems of the robin and the swan,
Queries of bumble-bees, a silly
Quiz to wise sparrows from the lily;
The bass-note of God’s harmony,
Vast, whispering, awesome sanctity,
Murmuring, stammering reverie,
Which may enlighten you and me:
For little ones, a day ago,
Were still in heaven, and they know
Much more than we do, here below.
Jean! George! I love those chirps of yours,
Uncertain as the songs of stars!
We’re lightened, brightened by their glance:
Loved strangers, what’s your provenance?
Jean gapes, and George has fearless eyes:
They lurch, still drunk on paradise.Translation: Copyright © Timothy Adès